Promenade en poésie

Il y a quelque chose de courageux à publier un essai sur la poésie. De nos jours, en effet, ce dernier genre est le plus négligé de tous. Il trouve bien quelques amis quand il se drape dans les oripeaux populaires du slam, mais ses vrais lecteurs sont rarissimes. « La poésie est aujourd’hui un art en crise, précaire et menacé », écrit le critique Robert Melançon dans Pour une poésie impure (Boréal, 2015). Mener une réflexion sérieuse sur le genre est donc une entreprise condamnée à l’ombre.

Professeur de littérature retraité, critique et poète, Daniel Guénette n’a cure de cette absence de lumière. La poésie, pour lui, nous donne « à entrevoir ce qu’est la vie, ce que nous sommes » et nous permet de nous « élever à un certain degré de vérité ». En toute discrétion, Guénette rédige donc, depuis 2019, un blogue dont le titre d’un goût douteux — Dédé blanc-bec — cache des trésors.

Fin lecteur de poésie, l’écrivain s’y impose comme un critique raffiné, érudit et amical dont le style, limpide et élégant, s’apparente à celui de la conversation relevée. Ces qualités en font une rareté dans le paysage littéraire québécois.

Transparence totale, comme le dirait le collègue Lisée : je ne connais pas Guénette personnellement, mais j’ai eu le privilège de voir deux de mes récents ouvrages, dont un recueil de poésie, commentés dans son blogue. J’en ai été profondément ému. Je n’avais jamais reçu de critiques aussi justes, aussi pénétrantes, aussi belles. Tout auteur porte en lui le désir profond d’être vraiment compris. Guénette, sans me connaître, je le redis, m’a comblé. Ça crée des liens. Plusieurs autres poètes québécois peuvent sûrement en dire autant.

Dans Le complexe d’Orphée (Nota bene, 2023, 186 pages), l’écrivain se fait plus essayiste que critique en proposant « une manière de promenade » dans laquelle il tente « de saisir la nature de la poésie ». Fidèle à son approche modeste et exploratoire, il déambule en compagnie des poètes et penseurs qu’il aime afin de délimiter son objet, tout en cultivant le souci de ne pas l’enfermer.

Même s’il dit se faire une idée simple de la poésie, il admet néanmoins ne pas parvenir à cerner son « être » profond et ajoute enfin qu’il espère y arriver un jour, en s’inspirant notamment des Anciens, qui ont tant à nous dire si on sait les écouter.

Selon Robert Melançon, définir la poésie est une tâche impossible. « Elle recouvre des réalités si diverses, écrit-il, qu’on ne peut en proposer de définition sans qu’il soit possible d’opposer aussitôt à celle-ci un poème qui la contredit. » Les esprits audacieux, fréquentés par Guénette, ne reculent pourtant pas devant le défi.

Paul Valéry, dans une comparaison célèbre, associe la prose à la marche, à sa trajectoire en ligne droite, et dit de la poésie qu’elle relève plutôt de la danse. En prose, on se sert de la langue ; en poésie, en jouant notamment des liens entre sens et son, on crée « un langage dans le langage ». Michel Tournier va un peu dans le même sens en suggérant que la prose va de l’idée aux mots, alors que la poésie commence avec les mots et fait surgir des idées.

Selon Jean-Paul Sartre, la poésie est un « langage à l’envers ». Pour le prosateur, la langue est un instrument, un signe, qui mène aux idées, au monde, aux choses. Pour le poète, les mots sont des choses, ce qui explique, selon Sartre, que la poésie échappe à la « signification définissable » et se prête donc mal à l’engagement, valorisé par le philosophe. Guénette conteste cette thèse. Sartre, explique-t-il, en faisant du poète un enfant enfermé dans les jeux de langage, se trompe. Louis Aragon, Paul Éluard, Michèle Lalonde et Gaston Miron, pour ne nommer qu’eux, « ont témoigné des pouvoirs politiques de la poésie ».

Guénette se penche aussi sur les comptines et les prières de l’enfance, de même que sur les thèses d’Yves Bonnefoy selon lesquelles la poésie, en libérant les mots de la gangue idéologique qui les recouvre, nous permettrait de nous approcher d’une « pleine présence au monde ». C’est toutefois chez le classique Fénelon (1651-1715) qu’il trouve les idées qui lui conviennent le mieux.

Le poète, écrivait ce dernier, doit avoir quelque chose à dire, qui a trait aux « valeurs les plus profondément humaines », et il doit chercher à le dire sur le ton naturel de la conversation, dans « un sublime si familier, si doux et si simple, que chacun soit d’abord tenté de croire qu’il l’aurait trouvé sans peine, quoique peu d’hommes soient capables de le trouver ».

Partisan des « poèmes limpides » qui disent de « simples vérités », Guénette trouve dans la poésie un antidote « à l’endormissement de [ses] facultés » ou, comme l’écrit Valéry, un discours « chargé de plus de sens, et mêlé de plus de musique, que le langage ordinaire n’en porte et n’en peut porter ». Fénelon aurait aimé ce livre admirable.

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